La responsabilisation des multinationales en RDC

par Naima Kane 24 Fév 2020

30 janvier 2020. Anna Machkevitch, fille de l’homme d’affaire Alexander Machkhevitch, a été reconnue coupable au Royaume-Uni d’obstruction à la justice dans le cadre de l’enquête ouverte par l’agence britannique de répression des fraudes graves (le Senior Frauds Office) sur l’entreprise de son père Eurasian Natural Resources Corporation (ENRC). 

L’enquête de l’Agence avait débutée en avril 2013 à la suite d’allégations de corruption portées en RDC contre l’ENRC, multinationale de ressources naturelles basée au Kazakhstan et en Afrique centrale. 

L’ENRC aurait versé des pots de vins considérables à des hauts fonctionnaires pour obtenir des droits d’exploitation minière.  Sans avoir été directement mise en cause, Anna Machkevitch est devenue la seule personne impliquée dans l’affaire et a été tenue de payer une amende de 800 livres ($1, 052).

Cette affaire, qui semble anodine, illustre pourtant bien l’intérêt grandissant de la communauté internationale pour la lutte contre la corruption en RDC. 

Nombre d’enquêtes et de poursuites devant les tribunaux étrangers traitent de faits de corruption en République Démocratique du Congo.

Pourtant, ces mécanismes sont insuffisants pour mettre fin à l’impunité dans laquelle se perpétue ce mal, encore moins lorsqu’il s’agit  d’indemniser les principales victimes de ces actes : les Congolais.

Le moment est venu d’envisager la création d’un groupe d’experts sur les crimes financiers des multinationales chargé de défendre les intérêts de la population congolaise, en exerçant des pressions sur les parties prenantes, en enquêtant sur les crimes financiers et en amenant leurs auteurs à répondre de leurs actes .

Vers la fin de l’impunité ?

 

Il existe à ce jour plusieurs institutions menant des enquêtes sur les opérations de sociétés étrangères au Congo, comme le département de la Justice américaine ou le Senior Frauds Office anglais qui est responsable de l’enquête Machkevitch.

Plusieurs lois étrangères pénalisant la corruption de sociétés à l’étranger existent également. Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) aux Etats-Unis et le UK Bribery Act au Royaume Uni sont des exemples. 

Ces deux lois offrent à ces deux pays le pouvoir d’exercer leur compétences extraterritoriales à l’égard de crimes commis par des entités/individus reliés à leur États de par leur nationalité ou leurs pratiques commerciales.

Il existe aussi plusieurs organisations internationales à but non lucratif menant des enquêtes sur les faits de corruption, notamment en RDC, comme Global Witness

L’affaire Machkevitch n’est pas la première affaire congolaise du Senior Frauds Office. Cette agence enquête actuellement sur une affaire qui pourrait potentiellement avoir des répercussions bien plus importantes,  l’affaire Glencore.

Celle-ci constitue la première affaire en date menée par le Senior Frauds Office contre une entreprise du secteur privé en tant que personne morale même si ça n’est pas la première sur les opérations du groupe minier.  

A titre de rappel, Glencore est l’une des plus grandes sociétés de commercialisation de matières premières avec des opérations importantes en RDC, notamment à travers la société Katanga Mining qui intervient dans l’exploitation de cuivre et de cobalt.

Cette nouvelle enquête contre le groupe minier porterait sur des soupçons de corruption.1https://www.business-humanrights.org/fr/l%E2%80%99agence-britannique-de-r%C3%A9pression-des-fraudes-ouvre-une-enqu%C3%AAte-contre-glencore-pour-corruption

En 2018, Glencore ainsi que Dan Gertler, l’homme d’affaires israélien tristement célèbre pour ses activités sur le sol congolais, qui était, jusqu’en 2017, l’un des partenaires majeurs de Glencore en RDC, avaient déjà fait l’objet d‘enquêtes de la justice américaine, en application du FCPA, et du Senior Frauds Office.

Dan Gertler avait fini par être sanctionné par le département de la Justice des États-Unis en juillet 2018 pour des violations du FCPA liées à ses activités en RDC. 

Bien que ni Glencore ni Dan Gertler n’aient jamais été condamnés, les transactions et accords entre Gertler et le Congo auraient selon les estimations coûté 1,5 milliard de dollars à l’État et les enquêtes à répétition contre Glencore commencent à mettre en lumière les pratiques dont le groupe use, notamment en RDC.2https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/corruption-glencore-chahute-en-bourse-apres-louverture-dune-enquete-au-royaume-uni-1154251

De la place des droits de l’Homme dans les scandales financiers

Les enquêtes visant Glencore et Gertler ainsi que la presse s’y rapportant semblent négliger les victimes des actes (avérés ou supposés) de corruption.

Ce n’est pas le cas dans le cadre de l’affaire ENRC. En effet, une organisation de la société civile AFREWATCH en partenariat avec RAID UK a récemment créé un groupe de victimes potentielles pour l’éventuel procès ENRC.

Dans un court-métrage et rapport de 112 pages les victimes expliquent l’impact de la fermeture abrupte de la mine de Kingamyambo Musonoi Tailings (KMT) à Kolwezi sur la santé, le bien être, et le manque à gagner pour les communautés concernées.

Les travailleurs de la mine KMT s’étaient déjà exprimés en 2018 dans le cadre d’une autre enquête sur les faits de corruption : celle d’Och-Ziff, dont nous discuterons ci-dessous, la mine de KMT étant passée en l’espace de quelques années des mains de Dan Gertler, par le fonds d’investissement américain Och-Ziff notamment, à celles de l’ENRC.3http://congoresearchgroup.org/rdc-les-victimes-oubliees-de-la-corruption-de-dan-gertler/?lang=fr

L’objectif du Groupe d’Experts préconisé par cet article est de mettre la question des victimes au centre et non plus en périphérie des dossiers de corruption en RDC.

Le Groupe d’Experts traiterait  non seulement les crimes financiers mais aussi les violations des droits de l’Homme commis par les entreprises telles que Glencore et ENRC, ou les personnes, comme Dan Gertler, car la corruption n’est jamais sans victime.

Certaines affaires de corruption ont mené à des procès, notamment en Suisse et aux Etats-Unis, mais elles conduisent rarement à une condamnation de l’accusé(e). D’abord en raison du manque de preuves et ensuite à cause du rejet du principe de responsabilité des entreprises présenté devant les juges. C’est le cas par exemple de ces deux affaires : 

Dans une affaire qui a abouti à un règlement sans poursuite aux États-Unis, la société suisse Och-Ziff a plaidé coupable en 2016 pour avoir soudoyé des fonctionnaires congolais, violant de ce fait le FCPA.

Le hedge fund a ainsi payé une amende à la justice américaine de $213 millions de dollars. Bien que le département de la Justice américaine ne le révèle pas, nombre de sources s’accordent à dire que le partenaire congolais de la société Och-Ziff n’était autre que Dan Gertler, liant ainsi toutes les affaires mentionnées dans cette article jusqu’ici.4https://www.globalwitness.org/en/blog/gertler-received-and-distributed-millions-bribes-connection-drc-mining-deals-court-papers-allege/5https://www.reuters.com/article/us-sec-och-ziff-capital-corruption-idUSKCN11Z2NW6https://www.theguardian.com/business/2017/nov/05/the-inside-story-of-glencore-hidden-dealings-in-drc

Un autre raffineur d’or suisse, Argor-Heraeus, a fait l’objet d’une enquête en 2013 par les autorités suisses et l’ONG TRIAL pour blanchiment d’argent et complicité dans le crime international de pillage (TRIAL v . Argor-Heraeus S.A)

La société de raffinage d’or aurait raffiné de l’or pillé par un groupe armé dans le Nord-Est de la RDC.7https://www.business-humanrights.org/fr/affaire-argor-heraeus-r%C3%A9p-d%C3%A9m-du-congo Une plainte a été déposée auprès du procureur fédéral et l’enquête a été lancée mais finalement clôturée le 10 mars 2015, au motif qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves que l’entreprise connaissait la provenance douteuse de l’or pour passer à la phase de poursuites pénales.    

Ces affaires sont importantes car elles dénotent de la manière dont sont jugés à l’heure actuelle les crimes de corruption commis en RDC par des sociétés étrangères.

Les faits marquants sont que ces procès ou enquêtes n’impliquent que rarement des représentants des populations congolaises lésées et, surtout, montrent que ni le gouvernement congolais ni les ONGs n’arrivent à exercer de pression sur les juridictions compétentes qui reçoivent ces affaires.

S’il est mis en place, le Groupe d’Experts que nous proposons ici devrait émettre des recommandations afin que les procédures prennent en compte la population locale et mettre en place des mesures de lobby auprès des gouvernements concernés.

Il serait donc primordial que les juristes dans le groupe d’experts identifient les failles juridiques des anciens procès afin de consolider des théories de responsabilisation qui illustrent la nature criminelle de ces actes. 

Que ce soit dans l’affaire Och-Ziff (note) ou l’affaire Argor-Heraeus (note), les affaires traitant de scandales miniers présentent la même carence. Leurs procès ou enquêtes n’impliquent que trop rarement les représentant des populations congolaises lésées. Ces affaires démontrent, que ni le gouvernement congolais ni les ONGs n’arrivent à exercer de pression sur les juridictions compétentes. Le Groupe d’Experts que nous appelons de nos voeux aurait pour mission (i) d’émettre des recommandations dans le sens de la représentation des populations locales (ii) d’identifier les failles juridiques des anciens procès afin de consolider les théories de responsabilité des entreprises et (iii) d’émettre des recommandations sur des mécanismes permettant de confisquer les profits tirés d’actions non-éthiques (ex: la confiscation de biens civils (civil asset forfeiture)

Des organisations telles que le « Center for Applied Legal Studies» en partenariat avec la fondation « Open Society Initiative for Southern Africa » (OSISA) ont déjà commencé à organiser des séries de conférences sur la responsabilité des entreprises, les affaires et les droits de l’Homme dans une perspective africaine. Il nous semble impératif de créer un espace propice à la mise en place d’une stratégie critique sur la manière dont les entreprises doivent être tenues pour responsables de leur avarice.

Les données en notre possession sont denses, et une véritable coordination doit être mise en place pour en extraire les précédents juridiques qui permettront de briser l’impunité. En ce sens, il m’apparaît que la mise en place d’un Groupe d’Expert sur les crimes de corruption en RDC soit tout indiquée.

Naima Kane 

2 réponses sur “La responsabilisation des multinationales en RDC”

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