Bosco Ntaganda: un procès hors-norme

par Sandrine De Sena 7 Nov 2019

7 novembre 2019, 10h00, La Haye (Pays-Bas). Bosco Ntaganda vient d’être condamné à 30 années de prison. 

Les plaidoiries finales pour la sentence de M. Ntaganda s’étaient déroulées les 17, 18 et 20 septembre dernier.  Retour sur un procès hors-norme dont la phase de première instance vient de s’achever.

HISTORIQUE 

Le 22 mars 2013, Bosco Ntaganda se rendait volontairement à l’ambassade des États-Unis à Kigali. Après confirmation des charges en juin 2014, le procès débutait le 2 septembre 2015. 

L’importance de ce procès peut se résumer à ces quelques chiffres clés : 248 jours d’audience, 102 témoins à la barre, 1791 pièces admises au dossier, plus de 347 décisions écrites, 257 décisions orales, et plus de 1400 pages de conclusions finales présentées par les parties et les représentants légaux des victimes. 

A la suite des plaidoiries finales tenues les 28, 29 et 30 août 2018, la Chambre de première instance VI a rendu son jugement dans l’affaire Le Procureur c/ Bosco Ntaganda le 8 juillet 2019(1)

Accusé devant la Cour pénale internationale (« CPI ») de 13 chefs de crimes de guerre et 5 chefs de crimes contre l’humanité, Bosco Ntaganda est reconnu coupable de toutes les charges pesant contre lui(2). A l’issue d’un jugement de 554 pages, les juges de la Chambre de première instance VI considèrent que « pour chacun des 18 chefs d’accusation, une partie au moins des charges étaient prouvées au-delà de tout doute raisonnable »(3).   

Conformément à la norme 57 du Règlement de la Cour, l’appelant a la possibilité de déposer un acte d’appel (« notice of appeal ») dans un délai de 30 jours à compter du prononcé de la décision. 

Le droit d’appel permet à tout accusé de contester une décision négative. Ce droit, garantie nécessaire du respect des droits de la défense, permet dès lors de minimiser les risques d’abus ou d’erreurs judiciaires. Les droits de la défense permettent en effet de veiller à la légalité de la procédure et de garantir la tenue d’un procès équitable.  

A l’origine prévu le 8 août, la Défense déposait son acte d’appel le 9 septembre à la suite de l’obtention d’un délai supplémentaire(4).

L’ACTE D’APPEL 

La Défense de M. Ntaganda a déposé son acte d’appel à l’encontre du jugement de la Chambre de première instance VI dans son entièreté. 

Elle estime que :

« Each error of law materially affects and invalidates the conviction. Each error of fact alleged gives rise to a miscarriage of justice, given that no reasonable trier of fact could have rendered the particular finding of fact beyond reasonable doubt. The procedural errors raised each materially affect the conviction, meaning that in the absence of the procedural error, the Judgment would have been substantially different from the one rendered. »

La Défense présente ses motifs d’appel en huit parties. Seule la première partie concernant les violations du droit de Bosco Ntaganda à bénéficier d’un procès équitable fera l’objet d’un développement. Pour la Défense, ces violations sont un motif d’annulation du jugement. 

Juge le jour, diplomate la nuit ?

Premier motif d’appel de la Défense, l’indépendance. La Chambre de première instance VI aurait commis une erreur en rendant un jugement avec la participation d’un juge ne répondant pas aux critères d’indépendance de l’article 40 du Statut de Rome. 

L’indépendance est un principe fondamental garantissant à tout justiciable le droit d’être jugé par un magistrat ne subissant aucune pression ni menace susceptibles d’altérer sa capacité de jugement.

L’article 40 du Statut requiert en effet des juges qu’ils « exercent leurs fonctions en toute indépendance », qu’ils « n’exercent aucune activité qui pourrait être incompatible avec leurs fonctions judiciaires ou faire douter de leur indépendance », qu’ils sont « tenus d’exercer leurs fonctions à plein temps au siège de la Cour [et] ne doivent se livrer à aucune autre activité de caractère professionnel »(5). 

De même, l’Article 74(1) du Statut requiert des juges d’ «assist[er] à chaque phase du procès et à l’intégralité des débats », c’est ce dernier point que la Défense reproche à la juge Ozaki. 

Juge Ozaki – CPI

La juge Ozaki a été nommée ambassadrice du Japon en Estonie le 12 février 2019, au moment où les juges délibéraient au sujet du jugement de M. Ntaganda. La juge, devenue parallèlement ambassadrice, a déposé ses lettres de créances le 26 mars 2019. Sa prise de fonctions devait avoir lieu en juin 2019, soit avant le prononcé du jugement de la Chambre de première instance VI. 

En mars 2019, une majorité des juges de la Cour pénale internationale considérait que ses fonctions de juge, de facto à temps partiel, étaient compatibles avec sa nouvelle fonction de diplomate. 

Le 30 avril, la Défense déposait une demande en reconsidération de la décision des juges. Elle rappelait la séparation du judiciaire et de l’exécutif, standard minimum de toute Cour de justice. Le lendemain, la juge Kuniko Ozaki finissait par renoncer à son poste d’ambassadrice du Japon au bord de la mer Baltique. 

Pour la Défense, cette situation a nécessairement eu un impact sur la manière dont le jugement a été rendu, il n’aurait pas été rendu par trois juges indépendants. Si la Chambre d’appel donne raison à l’argumentation de la Défense, le jugement devrait être invalidé. 

La conséquence de cette invalidation serait la nécessité de repartir pour un nouveau procès, soit trois longues années de procédure. Décision lourde de conséquences s’il en est, la Chambre d’appel hésitera à donner raison à la Défense.  

Un procès teinté d’iniquité ? 

Deuxième motif d’appel de la Défense, une irrégularité procédurale chronique. La Défense soutient que le droit de M. Ntaganda à bénéficier d’un procès équitable a été violé tout au long du procès par des procédures «   manifestement irrégulières ».

La première irrégularité mise en avant par la Défense est l’accès du Procureur à toutes les conversations téléphoniques non-privilégiées de M. Ntaganda à partir du Centre de détention de la CPI.

Lorsqu’un mandat d’arrêt est mis à exécution et qu’une personne est déférée devant la Cour pénale internationale, celle-ci est placée en détention provisoire au Centre de détention des Nations Unies de La Haye. Présumée innocente jusqu’à preuve du contraire, les personnes détenues au Centre de Détention de Scheveningen(6) bénéficient d’un certain nombre de droits, comme celui de téléphoner à leurs proches. 

Le 7 novembre 2016, la Défense apprenait par voie de divulgation(7) que 4,684 conversations non-privilégiées(8) de Bosco Ntaganda avaient été obtenues par le Procureur sans que les juges de la Chambre de première instance ou la Défense n’en soient informés, et que ces conversations avaient été décortiquées par le Bureau du Procureur depuis septembre 2015. Si M. Ntaganda était informé le 13 mars 2015 que ses conversations téléphoniques étaient écoutées en direct par des responsables du Centre de détention(9), rien ne laissait présager que le Procureur avait accès à ces conversations qui par ailleurs constituent des éléments devant être divulgués à la Défense en vertu de la Règle 77(10) puisqu’elles ont été obtenues de l’accusé. 

La Défense soutient qu’à cette occasion, le Procureur a pu obtenir des informations confidentielles et extrêmement sensibles ayant trait à la stratégie de défense de M. Ntaganda. La Défense ajoute par ailleurs que cette information a été utilisée par le Procureur au cours du procès. Se pourrait-il qu’avant même que la Défense n’ait commencé à contre-interroger les témoins de l’Accusation, le Procureur en ait eu connaissance a priori ? Peut-on encore plaider le respect d’une procédure équitable ?  

Un trio mais, à deux ?

La deuxième irrégularité procédurale que met en avant la Défense est le volume des requêtes, documents et audiences ex parte reçus et conduites par la Chambre de première instance VI. Une procédure ex parte consiste, dans un procès opposant deux parties, généralement le Procureur et la Défense, à ce que l’une d’entre elles fasse des soumissions écrites ou orales aux juges en toute confidence. Une discussion ou un échange d’écritures exclusif a donc lieu entre une partie et les juges. La partie non conviée, et de facto laissée dans l’ombre, n’est donc ni au courant du fait que des soumissions ont été faites, ni de la substance de ces dernières. 

La Défense donne pour exemple à l’appui de son argumentation, le fait que des audiences au sujet de situations individuelles de témoins soient tenues ex parte, autrement dit uniquement entre le Procureur et les juges ; le fait que des rapports provenant de l’unité d’aide aux victimes et aux témoins concernant les situations particulières des témoins ne soient pas accessibles à la Défense, ou encore le nombre de requêtes et de décisions entre le Procureur et les juges auxquels la Défense, étant systématiquement tenue à l’écart, n’a pas accès. 

Une divulgation de la preuve partielle et inadéquate ? 

La troisième irrégularité procédurale mise en avant par la Défense est l’échec des juges à ordonner(11) au Procureur la divulgation de pièces touchant à la crédibilité des témoins à charge et/ou nécessaires à la préparation de la défense.

Si certaines informations telles que les paiements et autres avantages accordés aux témoins sont entièrement cachées de la Défense, d’autres informations notamment contenues dans les déclarations de témoins sont quant à elle expurgées. Cela signifie que la Défense obtient divulgation de documents partiellement voir entièrement caviardés(12).

La Défense est donc dans l’incapacité d’appréhender et de comprendre l’entièreté de la preuve présentée par le Procureur. La Chambre d’appel devra se prononcer sur le fait de savoir si les éléments non divulgués par le Procureur ont empêché la Défense de présenter une défense pleine et entière.

UNE ERREUR D’APPRECIATION DU DROIT ET DES FAITS ?

Si pour la Défense, la Chambre de première instance VI a commis une erreur d’appréciation du droit et des faits, il lui appartient désormais de convaincre les juges de la Chambre d’appel. 

La Défense, ordonnée de déposer son mémoire d’appel le 7 octobre dernier sur ses deux premiers motifs d’appel, a déposé une demande en reconsidération auprès des juges de la Chambre d’appel afin d’obtenir plus de temps(13). 

Cette demande s’explique par le fait que la Défense, souffrant d’un manque de ressources, doit composer simultanément avec plusieurs tâches : le mémoire d’appel, le mémoire de sentence, et la procédure de réparation des victimes alors même que la décision de condamnation de M. Ntaganda n’est pas encore définitive.

Le 1er octobre dernier, les juges de la Chambre d’appel ont accueilli positivement la demande en reconsidération de la Défense en donnant à M. Ntaganda jusqu’au 11 novembre pour déposer son mémoire d’appel au sujet des premiers et troisièmes motifs d’appel, les arguments pour les autres motifs d’appel devant être présentés le 14 janvier 2020. Le droit d’appel, garantie fondamentale de toute Cour de justice nationale ou internationale, permet à toute personne de bénéficier d’un procès équitable où Procureur,Défense et Représentants Légaux des Victimes peuvent chacun faire entendre leur voix. 

Dans ce respect des droits, il appartient désormais à la Chambre d’appel de confirmer ou d’infirmer le jugement en condamnation de la Chambre de première instance VI.

Sandrine De Sena

Notes

(1) ICC-01/04-02/06-T-265-FRA ET WT, 8 juillet 2019, p. 3-4

(2) Judgement pursuant to Article 74 of the Statute, 8 juillet 2019, ICC-01/04-02/06-2359.

(3) ICC-01/04-02/06-T-265-FRA ET WT, 8 juillet 2019, p. 17, l. 1-2.

(4) Mr. Ntaganda’s Notice of Appeal against the Judgment pursuant to Article 74 of the Statute, 9 septembre 2019, ICC-01/04/02-06-2396.

(5) Article 40 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

(6) Scheveningen est un quartier de La Haye (Pays-Bas) où se situe le Centre de détention des Nations Unies.

(7) Il s’agit de l’obligation qu’a le Procureur de révéler à la Défense les éléments à charge et à décharge qu’il recueille au cours de ses enquêtes.

(8) Les conversations non-privilégiées ne sont pas couvertes par le secret professionnel et sont donc susceptibles d’être écoutées. Elles concernent ici notamment les appels entre Bosco Ntaganda et les membres de sa famille, depuis son arrivée au Centre de Détention en 2013.

(9) Suite à une révision des conversations téléphoniques de M. Ntaganda depuis Décembre 2013 par le Greffe, selon lequel ses appels étaient susceptibles de « raising intent to intimidate harm or bribe witnesses », la Chambre de première instance décide de limiter ses appels à 30 minutes deux fois par semaine. Il est décidé que ses appels sont activement surveillés et peuvent être interrompus à tout moment (ICC-01/04-02/06-1501-Red, para. 5).

(10) La Règle 77 du Règlement de Preuve et Procédure de la CPI dispose que « sous réserve des restrictions applicables à la communication de pièces et à la divulgation de renseignements en vertu du Statut et des règles 81 et 82, le Procureur permet à la défense de prendre connaissance des livres, documents, photographies et autres objets se trouvant en sa possession ou sous son contrôle qui sont nécessaires à la préparation de la défense de l’accusé, qui seront utilisés par le Procureur comme moyens de preuve à l’audience de confirmation des charges ou au procès, ou qui ont été obtenus de l’accusé ou lui appartiennent. »

(11) Les juges, garants du droit au procès équitable, ont le pouvoir d’ordonner au Procureur toute divulgation de preuve nécessaire au bon respect des procédures.

(12) Le terme “caviarder” signifie que plusieurs éléments dans un texte sont recouverts de noir afin de rendre certains passages illisibles pour le lecteur.

(13) Urgent request for reconsideration of the “Decision on Mr Ntaganda’s request for an extension of the page and time limit for the filing of the appeal brief and related matters”, 23 septembre 2019 (ICC-01/04-02/06-2417).

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